dimanche 8 juillet 2007

 

États-Unis: scénarios de rêve ou cauchemars?

Culte de la compétition, inégalités de revenus, course à l’argent: la possibilité de «programmer» son bébé pose, aux États-Unis, des dilemmes plus aigus qu’ailleurs.


1. Bébés sur mesure : c’est pour demain

Auteur : Lee M. Silver, professeur de biologie à l’Université de Princeton (États-Unis) et à la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs. Auteur de Remaking Eden: Cloning and Beyond in a Brave New World, Avon Books, New York, 1998.


Boston (États-Unis), 1er juin 2010:

Barbara allaite Max, son bébé. «Mon mari et moi l’avons choisi à partir des embryons que nous avons conçus, confie-t-elle à une amie. Nous nous sommes assurés que Max ne devienne pas obèse comme mon frère Tom, ni alcoolique comme la sœur de mon mari.»Seattle, 15 mars 2050:

A la maternité, Melissa va accoucher. Pour tenter d’oublier les contractions, elle regarde les images de synthèse d’une fillette de cinq ans, aux cheveux blonds et aux yeux verts, qui devient ensuite adolescente. C’est elle que Melissa est sur le point de mettre au monde. Ses gènes lui garantissent une protection à vie contre le virus du sida. Washington DC, 15 mai 2350:

Les Américains sont divisés en deux classes: les «Gènes riches», dont les familles ont beaucoup investi dans la conception génétique de leur progéniture, et les «Naturels», dont les familles n’en ont pas eu les moyens. Les «Gènes riches» représentent 10% de la population et dominent les couches supérieures de la société, tandis que les «Naturels» gagnent difficilement leur vie dans le secteur des services.

Les parents des «Gènes riches» font pression sur leurs enfants pour qu’ils ne dilapident pas leur capital génétique, acquis au prix fort, en épousant des «Naturels».
Ces scénarios ne sont pas de la science-fiction pour Hollywood. Ils s’appuient sur les connaissances actuelles. Depuis les années 80, les manipulations génétiques se pratiquent avec succès sur des souris, des vaches, des moutons et des porcs. Si elles ne concernent pas encore les êtres humains, c’est que l’adjonction de gènes dans les cellules de l’embryon humain ne réussit au mieux que dans 50% des cas. Quant à l’opération encore plus complexe qui consiste à modifier des gènes pour soigner une déficience, les chances de réussite sont environ d’une sur un million.

Mais le clonage change cette donne. On peut désormais prélever une cellule sur un ovule fécondé et la cloner à des millions d’exemplaires. Ceux-ci pourraient ensuite être manipulés en leur injectant, par exemple, un ADN étranger au moyen d’une aiguille microscopique. Grâce à la «technique de Wilmut», on peut prélever le noyau d’une cellule pour l’insérer dans un ovule, qu’on implante ensuite dans l’utérus de la mère.

Il ne s’agit là que de l’une des nombreuses approches actuellement étudiées dans les laboratoires. Qu’elle fasse appel à une ou à plusieurs méthodes combinées, la manipulation génétique d’embryons humains sera sûre et efficace d’ici le milieu du 21e siècle. Nous aborderons alors l’ultime frontière de la médecine et de la philosophie: le pouvoir de changer la nature de l’espèce humaine.

Les manipulations génétiques commenceront de manière tout à fait acceptable, avec le traitement de maladies graves, comme la mucoviscidose. Ensuite, dans une première phase, les parents donneront sans doute à leurs enfants des gènes que d’autres individus possèdent naturellement. Ils feront insérer dans l’embryon, par exemple, des gènes assurant une résistance à certaines formes de cancer ou d’infection par le VIH (près d’1% de la population masculine américaine possède un tel gène l’immunisant contre le sida). Ils pourront aussi éliminer toute prédisposition à l’obésité, à l’alcoolisme ou à des maladies comme le diabète.

Les généticiens se pencheront ensuite sur le cerveau et les sens. Les médecins remplaceront ou modifieront les gènes liés aux maladies mentales et au comportement antisocial, comme l’agressivité extrême. Grâce aux progrès de la technologie, les parents auront la possibilité d’augmenter le potentiel artistique de leurs rejetons en améliorant, par exemple, leur acuité visuelle ou auditive. Une meilleure compréhension du fonctionnement du cerveau permettra de développer leurs facultés cognitives en renforçant, par exemple, le gène chargé de convertir la mémoire à court terme en mémoire à long terme. Cette manipulation est actuellement pratiquée sur les souris.Dans une deuxième phase, les manipulations viseront l’introduction de gènes étrangers au génome humain. Par le transfert de gènes de chauves-souris, l’être humain pourra, par exemple, décrypter des ondes radio ou voir la nuit.

Évidemment, il faudra beaucoup de temps avant d’en arriver là, en raison des complexités et des risques de ces manipulations. On ne peut pas modifier le génome humain sans avoir la certitude de ne causer aucun dommage.

D’une manière ou d’une autre, le nombre et la diversité des interventions génétiques va croître de manière exponentielle, un peu à la manière des adjonctions aux systèmes d’exploitation des ordinateurs effectuées dans les années 80 et 90. Les perspectives, qui étaient auparavant inimaginables, deviendront indispensables… pour les parents qui en auront les moyens.

2. Les dangers du laisser-faire

Auteure : Amy Otchet, journaliste au Courrier de l’UNESCO.

«Grâce à QualGene, vous pouvez avoir l’embryon le plus parfait du marché! Ne vous en remettez pas au hasard pour vos chers enfants!» Ce type de slogan publicitaire ne va pas tarder à apparaître aux États-Unis, affirme le Dr Jeffrey Botkin, généticien spécialisé en pédiatrie et en bioéthique. Les Américains sont prêts à faire l’impossible pour aider leurs enfants à réussir. Pourquoi ne pas leur donner un coup de pouce décisif en sélectionnant le «meilleur» dans un lot d’ovules fécondés, ou en perfectionnant génétiquement l’enfant à naître?

«Bienvenue dans l’univers de l’eugénisme du laisser-faire!», lance Arthur Caplan, l’une des voix les plus écoutées en bioéthique. Pour ce professeur de l’Université de Pennsylvanie, la perspective est «la liberté de choisir le profil de ses enfants, étant bien entendu qu’on n’a le droit ni de les tuer, ni de leur faire du mal, ni de les changer en pire. S’il n’y a aucun risque, on ne voit pas en quoi il serait critiquable d’essayer d’améliorer biologiquement son enfant».

Pas d’accord, rétorque le philosophe Philip Kitcher de l’Université Columbia, inventeur de l’expression «eugénisme du laisser-faire». «La course à l’argent va maintenant concerner l’utérus. J’espérais mieux! Je vois bien aujourd’hui où est la racine du problème. Elle est au cœur de la société capitaliste: la pression pour être compétitif. Les parents qui en ont les moyens vont se sentir obligés de donner à leurs enfants “l’étoffe génétique qu’il faut”.»

Les généticiens mettront au point de nouvelles techniques pour examiner les embryons et peut-être un jour les améliorer et «les parents seront déchirés entre leur désir d’agir au mieux pour leur enfant et leur vision des préjugés et des inégalités qui les entourent», prévoit Philip Kitcher. Imaginons un couple en train de choisir dans un lot d’œufs fécondés in vitro et supposons que les chercheurs aient découvert des gènes liés à une inclination pour l’homosexualité. «On peut être sûr que certains parents diront alors: “Nous sommes sans préjugé mais, pour une lesbienne, c’est trop dur de vivre dans notre société”.» Les tests génétiques serviront à éliminer les «indésirables», selon Kitcher, exactement comme l’amniocentèse sert aujourd’hui en Chine et en Inde à sélectionner le sexe de ses enfants. Cet eugénisme du laisser-faire s’insinuera sournoisement, parce qu’on va de plus en plus recourir à la génétique pour s’épargner des problèmes sociaux, sans les résoudre. La couleur de la peau risque d’être perçue comme un handicap social : un couple afro-américain pourra chercher à avoir un bébé blanc. Les médecins refuseront peut-être, mais la question du rôle de l’État est posée: doit-il ou non réglementer la sélection des embryons et demain, leur éventuel «perfectionnement»?Le sacro-saint choix individuel

Une réglementation par la loi «est peu probable et, à mon sens, peu souhaitable», estime Arthur Caplan: aux États-Unis, «on considère que la meilleure réponse aux problèmes de la conception et de la procréation est le choix laissé aux individus».

C’est en vertu de ce principe que l’avortement est resté légal. Si l’État se mêlait de déterminer dans quelles conditions les enfants doivent naître, les mouvements anti-avortement pourraient trouver moyen de revenir sur le droit des femmes à maîtriser leur fertilité. De plus, poursuit Arthur Caplan, comment l’État pourrait-il limiter les aptitudes que les parents peuvent offrir à leurs enfants, alors qu’ils ont pratiquement carte blanche en matière de religion et d’éducation notamment? Améliorer génétiquement un embryon, observe-t-il, n’est pas «programmer» un enfant. Une éducation religieuse stricte pourrait constituer pour un bambin un moule autrement plus contraignant que le renforcement de ses aptitudes sportives, par exemple. Si on lui donne meilleure mémoire, où est le mal?

Pour Philip Kitcher, ce sont les effets cumulés des décisions individuelles qui posent problème. Si les parents choisissent tous certains traits et non d’autres, nous aurons une société plus homogène. Non que nous risquions d’aboutir à une nation hollywoodienne de chérubins blonds, joufflus, aux yeux bleus. Philip Kitcher craint plutôt de voir le choix des traits réduire le respect de la différence, renforcer le racisme et creuser l’abîme entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir des services génétiques dernier cri.

Ce sera moralement regrettable, admet Arthur Caplan, mais «on n’y échappera pas». Limiter la liberté individuelle au nom du bien commun ne serait pas conforme à l’American way. «Nous comptons sur la sagesse des choix individuels pour obtenir le mieux, et non sur une idée consensuelle du bien collectif.»

On pourrait néanmoins trouver un terrain où légiférer, estime Lori Andrews, directeur de l’Institut des sciences, du droit et de la technologie de Chicago. Si les garde-fous constitutionnels interdisent toute ingérence de l’État dans la décision d’un couple d’avoir ou non un bébé, ils ne garantissent pas audit couple la liberté absolue de décider quel genre de bébé il aura et dans quelles conditions.

Le conflit grave qui oppose les organisations anti-avortement et la communauté scientifique à propos de la recherche sur les embryons constitue un obstacle majeur à toute réglementation. Selon Lori Andrews, l’extrémisme des deux parties a mené à un vide législatif, ce qui laisse le secteur privé libre de poursuivre la recherche hors de tout contrôle des instances fédérales. Aujourd’hui, c’est la Food and Drug Administration qui est censée décider quels tests ou traitements génétiques pourront être proposés aux consommateurs. Mais ses décisions, souligne Lori Andrews, sont fondées sur la sécurité et l’efficacité: l’éthique et le débat public ne sont pas pris en considération.

Ce vide législatif laisse de très grosses responsabilités à la communauté médicale. Des profits considérables sont en vue dans le domaine émergent des services génétiques à la procréation. Des campagnes publicitaires vont convaincre les parents que leurs futurs rejetons méritent «ce qui se fait de mieux» en matière de diagnostics prénataux et d’amélioration génétique. Face à cette pression, les parents auront besoin de points de repère médicaux et éthiques pour évaluer les «produits».

Débat de société

«La profession médicale n’a guère fait plus que définir les problèmes», estime le Dr Botkin de l’Université de l’Utah. Les médecins s’efforcent de se montrer «non directifs» ou «neutres» quand ils remettent les résultats des examens prénataux. Mais la prise de décision commence dès le moment où l’on choisit les tests. La déontologie détermine un minimum, à savoir le moins qu’un médecin est tenu de faire dans telles circonstances. Avec le développement de la génétique, elle va devoir prévoir aussi un maximum. Cela dit, les médecins ne peuvent à eux seuls fixer les limites: elles nécessitent un large dialogue social.

Ce besoin de débat public est peut-être le seul point qui fasse l’unanimité. «Si nous commençons à parler de “toiletter” les êtres humains dès l’utérus, c’est qu’il y a vraiment quelque chose qui va mal dans notre société. La solution est en partie législative, mais elle exige aussi que la culture de la société d’abondance soit modifiée. Nous vivons une époque de triomphe autoproclamé du capitalisme, estime Philip Kitcher. Cette concurrence est-elle bonne pour nous et pour nos enfants?»

RD

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