dimanche 8 juillet 2007

 

Débat: la loi chinoise est-elle eugénique?

On estime souvent en Occident que la loi chinoise sur la santé de la mère et de l’enfant viole les droits des individus et relève de l’eugénisme. Le scientifique chinois Qiu Renzong rejette ces allégations. Un sinologue allemand, Frank Dikötter, conteste ses arguments.

1. «Réduire les anomalies congénitales»

Auteur : Qiu Renzong, directeur du Programme de bioéthique, Académie chinoise des sciences sociales, Beijing.

Source : http://www.unesco.org/courier/1999_09/fr/dossier/intro01.htm


La loi chinoise sur la santé de la mère et de l’enfant (Voir ci-dessous) a été vivement attaquée dans les milieux scientifiques et les médias occidentaux. Si certaines critiques sont justifiées, d’autres sont dues à des malentendus linguistiques et culturels. L’un des principaux porte sur le mot yousheng, qui revient souvent dans le texte de loi. C’est un mot piège, à double sens: il désigne dans la langue courante les «naissances saines» au sens pédiatrique du terme, mais on peut aussi l’employer pour évoquer l’eugénisme des programmes nazis. Les traductions anglaises de la loi ont eu malheureusement tendance à lui donner ce second sens.
La loi sur la santé de la mère et de l’enfant est-elle eugénique? Une politique ne peut l’être qu’à deux conditions: ne pas laisser de choix aux individus et avoir un fondement raciste. Ni l’une ni l’autre n’est remplie dans la loi chinoise. Les médecins peuvent conseiller à deux patients qui risquent de transmettre une maladie héréditaire de ne pas se marier ou de se faire stériliser, mais la décision finale leur appartient. Si les examens prénataux révèlent une maladie génétique, le médecin pourra suggérer l’avortement mais pas l’ordonner.Le péché et les bébés anormaux
Il est tout aussi essentiel de voir que la loi n’est pas motivée par le racisme, mais par le souhait de réduire les anomalies congénitales. Il n’existe aucune tradition raciste en Chine. Les Chinois ont été victimes de l’impérialisme occidental et du militarisme japonais. Ils ont parfois commis de graves erreurs, mais ils n’ont jamais revendiqué une supériorité sur d’autres peuples, et leurs actions militaires n’ont jamais été inspirées par le racisme. Leur politique intérieure non plus: les Han, ethnie dominante en Chine, ne se prétendent nullement supérieurs aux minorités.
Si les Occidentaux sont souvent choqués par l’attitude chinoise à l’égard des fœtus anormaux, c’est qu’ils ne comprennent pas les réalités culturelles et économiques sous-jacentes. Le grand penseur confucéen Xunzi (300-237 av. J.-C.) a dit: «La naissance est le début d’un être humain, et la mort est sa fin. Un être humain qui a un bon début et une bonne fin accomplit le Tao (s’élève au niveau spirituel supérieur)». De ce point de vue confucéen découlent deux grandes caractéristiques de la politique génétique de la Chine. D’abord, l’avortement est moralement et socialement acceptable, parce que la vie commence à la naissance: un fœtus n’est pas perçu comme un être humain. Ensuite, les maladies et malformations congénitales sont interprétées comme le signe que les parents ou les ancêtres ont péché dans une vie antérieure. Quand on sait que, pour désigner un bébé anormal, le mot traditionnel est «fœtus monstrueux», on ne s’étonnera pas du peu de soutien à attendre de la famille élargie et de la société. L’un des deux parents devra, en général, cesser de travailler, alors même que les soins à donner à cet enfant particulier peuvent coûter jusqu’au tiers du salaire ouvrier moyen.
Il faudra beaucoup de temps pour que ces attitudes négatives changent. Il y a aujourd’hui plus de 50 millions de personnes handicapées vivant dans la misère. Rien ne permet raisonnablement d’espérer que leur sort et celui de leurs mères s’améliorera dans un avenir proche. Beaucoup pensent qu’il eût mieux valu pour ces enfants et pour leurs mères qu’ils ne soient pas nés. L’Association chinoise des handicapés a d’ailleurs demandé au gouvernement, en 1989, d’accélérer l’adoption d’une loi pour prévenir la naissance des bébés malformés, étant donné leurs souffrances et la charge qu’ils représentent pour la société.
Le souci du bien commun a parfois conduit les généticiens, et d’autres en Chine, à empiéter sur l’autonomie individuelle. Ils ont confondu ce qui est techniquement possible (les tests génétiques) et ce qui est moralement admissible. J’estime néanmoins que la loi est une avancée vers la garantie d’un accès universel au conseil génétique et vers l’interdiction de la sélection par le sexe. Les experts chinois en génétique et en bioéthique en ont critiqué certains articles. Ils suggèrent notamment que le principe du «libre consentement informé» figure plus explicitement dans la loi. En 1998, les autorités ont consulté les plus éminents spécialistes chinois. Elles introduiront les modifications nécessaires en temps opportun. D’ici là, je demande à mes collègues occidentaux d’interroger les responsables concernés, les généticiens et les citoyens au lieu d’essayer de sanctionner la Chine, ce qui risque de faire plus de mal que de bien.
2. «Des décisions imposées»

Auteur : Frank Dikötter, directeur de l’Institut de la Chine contemporaine, École des études orientales et africaines, Université de Londres.
Les défenseurs de la loi chinoise sur la santé de la mère et de l’enfant affirment souvent qu’il y a erreur sur la traduction du mot yousheng: ce ne serait pas «eugénisme» mais «naissance saine». Outre qu’un terme n’a guère de sens en dehors de son contexte, on notera que, dans les langues européennes, le sens étymologique d’«eugénisme» est «naissance saine» (il vient des mots grecs eu, bien, et genos, naissance).
Le terme yousheng est apparu en Chine dans les années 20, quand ont été traduits ou écrits en chinois de nombreux ouvrages sur l’eugénisme. Beaucoup d’intellectuels chinois ont adhéré au mouvement eugénique, dont l’audience s’étendait de la Suède au Japon. Certains ont ouvertement fait l’éloge de la politique raciale nazie; d’autres souhaitaient seulement empêcher les «inaptes» de se reproduire. Si l’eugénisme est devenu tabou après l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949 – comme dans le reste du monde, de par son association au nazisme –, il a resurgi en 1978, avec la politique de l’enfant unique.
Aujourd’hui, nombre de publications chinoises, scientifiques ou non, saluent encore le savant britannique Francis Galton (1822-1911), fondateur de l’eugénisme et cousin de Charles Darwin, en tant que père du yousheng, concept qu’elles définissent clairement comme la science permettant à l’État, par sélection, d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales de sa population.
Les défenseurs de la loi insistent sur le fait qu’elle exige le «libre consentement» des individus. Mais quelle est sa portée réelle dans un État à parti unique, où la dissidence politique est si souvent sanctionnée? Ils passent sous silence les lois provinciales promulguées depuis 1988, qui ne font même pas mention d’un choix individuel: dans la province de Gansu, par exemple, les «idiots», les «crétins» et les «imbéciles» (non définis en termes médicaux) n’ont le droit de se marier que s’ils sont stérilisés.
Il est essentiel de comprendre que le racisme n’est pas indispensable à l’eugénisme. Des milliers d’individus considérés comme «débiles mentaux» ont été stérilisés de force dans les pays scandinaves jusque dans les années 60 sans qu’il soit question de différence «raciale». Pour défendre la loi, on ne peut pas faire valoir que les Hans ne se prétendent pas supérieurs aux minorités. Pourquoi ne pas demander aux Tibétains ce qu’ils en pensent?
Les lois eugéniques en Chine touchent surtout deux groupes sociaux: les paysans (environ 70% de la population) et les minorités ethniques (il y en a 55, représentant près de 8% de la population). Les généticiens chinois affirment, dans les publications spécialisées ou grand public, que le taux d’handicapés physiques et mentaux est plus élevé chez les paysans que chez les citadins. Il serait aussi plus fort, selon eux, chez certaines minorités ethniques que dans la majorité Han. L’arriération économique de ces groupes humains, assurent-ils, est aggravée par la consanguinité. Ce qui, à mon sens, n’est qu’un habillage pseudo-scientifique des préjugés des Hans contre l’endogamie de ces minorités.Des points de vue totalement différents
Pour défendre la loi de 1995, on invoque aussi les valeurs confucéennes. La Chine n’est pas figée dans son passé. Citer Xunzi dans les années 90 est aussi utile que rappeler les Spartiates pour expliquer le nazisme. La liberté de procréer ou non n’est pas l’apanage de quelques cultures privilégiées, c’est un droit individuel inaliénable. On ne saurait justifier par un contexte culturel le contrôle autoritaire de la croissance démographique.
Les programmes de stérilisation mis en œuvre en Inde sous l’état d’urgence, dans les années 70, ont été massivement rejetés par les citoyens dès qu’il y a eu des élections. De plus, des études révèlent qu’en Chine et ailleurs, les individus ont des points de vue totalement différents sur la façon dont il faut traiter les handicapés. Dans des enquêtes réalisées par des chercheurs chinois à la fin des années 80, jusqu’à 25% des sondés estimaient la vie sacrée en toutes circonstances. Une grave malformation congénitale est l’un des problèmes les plus douloureux qu’une famille puisse affronter. Toutes les considérations morales et les options médicales doivent être mûrement pesées et franchement discutées. L’actuelle législation eugénique n’évoque pas l’élaboration d’un consensus: elle impose les décisions.
Même dans les pays démocratiques, les populations marginalisées subissent parfois un traitement discriminatoire. Dans un pays à parti unique comme la Chine, les lois eugéniques ont plutôt servi à éliminer les personnes vulnérables qu’à les secourir.


LA LOI CHINOISE DE 1995

Voici les principaux extraits de la traduction officielle de la loi sur la santé de la mère et de l’enfant, entrée en vigueur en Chine en 1995:


Article 8: Le bilan de santé prénuptial doit comporter l’examen des maladies suivantes: les maladies génétiques graves; les maladies infectieuses désignées et toute maladie mentale pertinente.

Article 10: Après avoir effectué ce bilan de santé, le médecin doit l’expliquer et donner un avis médical à l’homme et à la femme auprès desquels il a diagnostiqué une maladie génétique grave et considérée, du point de vue médical, comme inopportune durant la grossesse. Ce couple peut se marier si tous deux acceptent de recourir à des moyens contraceptifs pendant une longue période ou de subir une opération assurant leur stérilité.

Article 16: Si un médecin détecte ou soupçonne qu’un couple marié en âge de procréer est atteint d’une maladie génétique grave, il doit donner son avis médical aux époux. Ceux-ci doivent s’y conformer s’ils sont en âge de procréer.
Article 18: Le médecin doit donner des explications et un avis médical aux couples mariés, dont la femme est en fin de grossesse, si l’un des cas suivants est décelé dans le diagnostic prénatal: le fœtus est atteint d’une maladie génétique grave; le fœtus présente une grave déficience; la poursuite de la grossesse risque de menacer la vie de la femme enceinte ou de nuire sérieusement à sa santé.


RD

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