dimanche 13 mai 2007

 

Dans les prochains 100 ans, à quoi doit-on s’attendre comme avenir ?

Paru dans la Revue Futuribles international, un compte rendu d’une table ronde tenue le 8 mars 2007. Jacques Attali y explique les grands faits de son dernier livre intitulé : « Une brève histoire de l’avenir ».

Qui est Jacques Attali? Un grand bonhomme qui a largement fait sa marque en France et qui est connu à l’échelle de la Planète par ses écrits.

En bref, Jacques Attali est docteur d’État en Sciences économiques, diplômé de l’École polytechnique, de l’École des Mines, de Sciences Po et de l’École nationale d’administration, professeur, ancien conseiller d’État auprès de François Mitterrand et homme de lettres, il a écrit plus de 30 livres. Chroniqueur pour le magazine L’Express, il est également président d’une société de conseil spécialisée dans les nouvelles technologies et fondateur de PlaNet Finance.

Je vais tenter de faire ressortir les éléments essentiels de ce compte rendu, en sélectionnant des passages clés.

Introduction

« ce livre est le récit de notre futur selon Jacques Attali. On voit bien que l’objectif de l’auteur a été de déceler des invariants, des moteurs de l’histoire, et de prolonger des tendances et d’extrapoler sur les évolutions des ces moteurs. On sent aussi qu’au-delà de l’ambition d’expliquer, il y a chez vous une volonté de mise en garde contre certains éléments de ce futur. Donc aussi, de faire en sorte qu’il n’arrive pas. »

Intervention de Jacques Attali

Le succès de l’ouvrage a étonné l’auteur. En effet, il s’agit avant tout d’une courte tentative de synthèse de beaucoup de ses travaux antérieurs, une sorte de rapport d’étape.

Trois principes le guident lorsqu’il s’interroge sur l’avenir :

1) Il faut comprendre le passé pour comprendre l’avenir, c’est indispensable.

2) La méthode scénarios, si prisée des prospectivistes, est un bon moyen pour ne pas trancher, ne pas choisir,…

3) Il est important de regarder au-delà de l’horizon des 15 ou 20 prochaines années car à cet horizon, les enjeux sont relativement connus dès aujourd’hui.

Nos 100 prochaines années

Jacques Attali juge que le récit le plus vraisemblable pour les 100 prochaines années se déroule en cinq phases, qui sont en réalité cinq vagues. Ce terme de vague est plus précis car, comme les vagues, ces phases sont successives mais on peut apercevoir la suivante derrière la première en vue. Chaque période couvre une vingtaine d’années.

- Phase 1 :

Il s’agit de la phase actuelle de domination américaine, qui n’est pas appelée à
disparaître du jour au lendemain. Progressivement et pour diverses raisons (problèmes ethniques et sociaux internes, évolutions de la situation internationale…), cette phase devrait s’achever par un progressif repli sur eux-mêmes des États-Unis.

- Phase 2 :

Les États-Unis se focalisent de plus en plus sur eux-mêmes et sur leurs problèmes
intérieurs, c’est la fin de l’empire Américain. Ils « quittent » donc plus ou moins la
scène internationale, et en tout cas leur position de leadership. Aucune autre puissance ne prend leur place ; cette phase est donc celle d’un monde multipolaire dans lequel une dizaine de grandes puissances dominent le monde (États-Unis, Europe, Chine, Inde, Brésil, Russie, Indonésie, Japon…), sans qu’aucune prenne le dessus.

- Phase 3 :

La victoire du marché. L’État-nation perd ce qui lui reste de pouvoir et de compétences, des lambeaux entiers de l’État « tombent » dans le privé. Le marché devient mondial, l’État ne peut l’être : tout se privatise, même des secteurs comme la santé, l’éducation… Jacques Attali souligne le poids et l’importance de deux pôles économiques qui sont déjà deux pôles à très forte croissance et à très forte rentabilité aujourd’hui, et qui sont appelés à l’être encore plus demain : les assurances et les entreprises du divertissement, de la distraction. C’est la phase de ce que Jacques Attali appelle « l’hyperempire », un empire du marché tout puissant et sans adversaire à sa hauteur. Cette époque serait une sorte de nouveau Moyen Âge corporatiste à l’échelle de la planète.

- Phase 4 :

Celle de l’explosion, car l’hyperempire du marché n’est pas tenable, il ne peut être
stable, en particulier car il créera lui-même les conditions de sa chute. Pour Jacques Attali, une période noire adviendra alors, peut-être celle d’une guerre d’une violence jamais vue, un « hyperconflit ».

- Phase 5 :

Jacques Attali se demande s’il n’a pas ajouté cette phase pour se racheter, pour finir sur une note optimiste. Toujours est-il que la dernière phase est une phase de substitution au marché d’une véritable gouvernance mondiale. Cette phase, celle de « l’hyperdémocratie », sera celle d’une sorte de sociale-démocratie mondiale assise sur l’économie de la gratuité et de l’altruisme enfin arrivée à maturité.

Le moteur de l’histoire : la liberté individuelle

Ce raisonnement en cinq phases s’appuie sur un paradigme fondateur, qui est un choix théorique sur le moteur de l’histoire. Pour Jacques Attali, trois moteurs de l’histoire existent :

- la recherche de l’immortalité,
- la recherche de la solidarité,
- la recherche de la liberté individuelle.

Pour lui, ce raisonnement peut se retrouver dans les grands écrits sur les lois de l’histoire, d’Hegel à Marx.

En dernière analyse, le moteur qu’il a choisi, après avoir longtemps creusé le sillon de réflexion de l’immortalité, est la liberté individuelle qui n’est pas qu’une passion moderne : elle est finalement aussi fondatrice de la « distinctivité » de l’espèce humaine par rapport aux autres espèces animales.

En effet, le propre de l’espèce humaine sera rapidement dans le déplacement, la mobilité, le voyage, qui est un marqueur de la liberté individuelle. La sédentarisation des humains ralentira ce processus qui explosera dans la grande époque de l’extension du règne humain, aux marges de l’empire Babylonien, quand des peuples se mettent à explorer, innover, créer…, pour rompre avec la cosmogonie répétitive.

Le neuf, qui est aussi un autre nom de la liberté individuelle, est ainsi une des inventions les plus importantes de la civilisation grecque, qui se libère ainsi du cycle, de l’immuable, de la tradition. Mais la liberté individuelle suppose des mécanismes institutionnels qui vont donc prendre du poids, sous deux formes parallèles : l’économie de marché et la démocratie.

Tous deux apparaissent comme des mécanismes institutionnels mineurs et grandissent avec le besoin de liberté.

Selon Jacques Attali, et dans le prolongement des travaux de Fernand Braudel et Emmanuel Wallerstein, le couple « démocratie-marché » progresse à partir du XIIe siècle et, à chaque fois, un coeur du monde peut être identifié. Un cœur précis dans lequel on innove dans les deux domaines : la démocratie et le marché, dans lequel la liberté individuelle progresse, passe à une nouvelle étape, un coeur où l’ouverture vers le monde est toujours importante, qui accueille de nombreux étrangers et qui prêche des valeurs universalistes. Un coeur qui s’appuie sur une technologie de rupture, généralement en rapport avec les communications et l’énergie. Un cœur qui, au fur et à mesure des étapes, sera de plus en plus large : d’un bourg à une ville, une agglomération, une conurbation, une région…

Dans l’ordre, ce coeur a été Bruges, puis Venise, puis Anvers puis Gènes, Amsterdam et Londres. Enfin, le coeur s’est déplacé d’abord vers la côte Est des États-Unis (Boston, New York) puis, dans les années 1980, vers la Californie qui est le cœur actuel (large et moins territorialisé) du système-monde. À chaque fois, on note une avancée du marché et une avancée de la démocratie.

Quels sont les « craquements » qui touchent ce coeur et ce système-monde actuel ?
Il y a des « craquements » prosaïques : la croissance américaine est déséquilibrée et à crédit — société d’hyperconsommation qui ne tient que par l’excédent d’épargne en Asie, déséquilibre démographique planétaire, développement de « l’économie de casino » des finances mondiales, fossé entre le monde développé et le monde en développement, rejet du modèle dominant en particulier par l’Islam, tensions sur les matières premières.

Mais il y a également, dans le monde actuel, des paradoxes ontologiques, plus graves pour la capacité du modèle à survivre. La liberté individuelle est donc assise sur le
couple marché-démocratie.

Or, de nouvelles contradictions naissent entre ces deux mouvements qui étaient jusqu’ici en symbiose. Ainsi, le marché est sans frontières alors que la démocratie a besoin de frontières pour s’exercer correctement.

De plus, aujourd’hui, la machine à produire de l’efficacité qu’est le marché tourne plus vite que la machine à produire de la justice qu’est la démocratie, et ce déséquilibre est destructeur.

Autre contradiction ontologique : entre la liberté individuelle et le vivre ensemble, la construction d’un projet collectif.

En effet, sous le règne de la liberté individuelle, tout choix est réversible, nous vivons dans une obsession du neuf. Qui dit réversibilité dit précarité. La précarité n’est qu’un autre nom de la liberté. Enfin, une autre quasi-égalité peut être faite entre précarité (et donc liberté) et déloyauté.

L’individu libre est potentiellement déloyal à tout, sauf à lui-même (et encore, l’essor de la psychanalyse montre que cela n’est pas évident). Or, comment construire un projet social, faire société lorsque la valeur dominante est la liberté individuelle, assimilable à la réversibilité, la précarité et la déloyauté. La société tente bien de créer de la loyauté ou de la fidélité chez le citoyen, le consommateur, dans le travail… Mais le fossé grandit.
Face à cette précarité comme loi de la société, trois réponses sont possibles :

1) Le rationalisme : tout est précaire, tout est mouvant, la seule solution est de se protéger
contre ces mouvements, de se prémunir contre les risques : par l’assurance.

2) Le refus de voir, par le divertissement, les loisirs, la distraction.

Pour Jacques Attali, ce besoin explique pourquoi ces secteurs sont déjà et seront encore plus, à l’avenir, des secteurs essentiels et dynamiques de l’économie, qui d’ailleurs agrégeront des fonctions que nous considérions dévolues à la puissance publique.

3) Le rejet du modèle, et donc le rejet de la liberté comme valeur dominante : protectionnisme, refus du progrès et du mouvement, rejet de la démocratie,
rejet du marché… Jacques Attali souligne à ce sujet que le précédent historique n’est ni bref ni très ancien : de la fin de la première décennie du XXe siècle à 1989, le monde a refusé la priorité à la liberté. Un tel mouvement peut aller, et est déjà allé, jusqu’au totalitarisme.

Éléments d’autocritique

Jacques Attali est conscient que certaines critiques peuvent être développées sur son travail et ses hypothèses. Il en retient trois principales :

1) Critique du choix de la liberté comme moteur. Moteur apparent, est-elle pour autant le moteur réel de l’histoire ?

2) Cela a-t-il en fait du sens de chercher un fil conducteur logique à un tel niveau ?

3) Le raisonnement qui est le sien est très politique et économique. Quid d’un mouvement idéologique fort, comme un mouvement religieux ? Cette critique a d’autant plus de validité que Jacques Attali pense que dans cet univers de vide intellectuel et de fragilité, l’humanité est « disponible » pour quelqu’un ou quelque chose qui donne du sens.

Un extrait des débats

Vous semblez ne pas considérer que les tensions sur les ressources énergétiques et les questions climatiques tiennent une place majeure dans l’avenir de la planète.

En effet, pour Jacques Attali, on exagère beaucoup la gravité de ces questions à long terme. Ce sont des questions actuelles importantes mais, à long terme, des évolutions technologiques permettront de résoudre nombre de points qui paraissent
insurmontables aujourd’hui. Selon lui, il n’y a d’ailleurs pas de vrai problème de ressources en quantité (en particulier concernant le pétrole) : si on manque de ressources, la loi de l’offre et de la demande apportera un nouveau prix d’équilibre, plus élevé, et les choses se réguleront ainsi.


Un article écrit par Geoffrey Delcroix


Le carcan des nationalismes et des frontières est loin d’être brisé. Les HUMAINS se sont confinés dans des territoires qu’ils appellent pays, créant des lignes de démarcation entre eux par la langue, la culture, la religion, la richesse et les niveaux de vie, l’hégémonie nationale,…

Qu’arrivera-t-il quand le marché privé mondial deviendra une hégémonie en soi et que le besoin d’une démocratie mondiale s’imposera?

RD

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